Un seul Pape, un double "ministère pétrinien"



C'est ce que laissait entendre samedi dernier le secrétaire du Pape émérite dans son exposé à l'Université Grégorienne. Retour sur des articles datant de mai 2014, que ses déclarations à sensation remettent au premier plan de l'actualité (25/5/2016)

>>> Voir aussi:
¤ Une papauté bicéphale
¤ Le pas historique du 11 février 2013
¤ Les "révélations" de Mgr Gänswein...
¤ Une nouvelle réalité dans l'Eglise

>>> Ci-dessous: Un dossier de juin 2013, paru sur la Revue de Théologie de Lugano, avec en particilier un essai du théologien Stefano Violi "La renonciation de Benoît XVI; entre histoire, droit et conscience". Ma traduction complète en deux parties (I) et (II).



Il y a deux ans, un lecteur m'avait transmis une analyse minutieuse et érudite, écrite en juin 2013, de la déclaration de démission prononcée en latin par Benoît XVI ce fameux 11 février 2103, par Stefano Violi "éminent professeur de droit canonique à la Faculté de théologie de Bologne et Lugano" (Messori)
Le texte (voir ci-dessus) est très éclairant, et mérite d'être lu en entier. Voici sa conclusion:

Le 11 février 2013, en pleine harmonie avec la tradition de l'Eglise, Benoît XVI déclarait sa renonciation au ministère pétrinien. Par rapport à l'énoncé du canon, cependant, il déclarait renoncer non pas tant à l'Office, mais à son administration.
La renonciation limitée à l'exercice actif du munus constitue la nouveauté absolue de la renonciation de Benoît XVI. En fondement juridique de son choix, alors, on ne trouve pas le canon 332 §2 qui réglemente un cas d'espèce de renonciation différent de celle prononcée par Benoît XVI. Le fondement théologico-juridique est la plenitudo potestatis sanctionnée par le canon 331 (*). Dans le faisceau des pouvoirs inhérents à l'Office est inclus aussi le pouvoir privatif, c'est-à-dire la faculté libre, impartageable, de renoncer à tous les pouvoirs sans renoncer au munus.
Ayant pris conscience que ses forces n'étaient plus adaptées à l'administration du munus confié à lui, en un acte libre, Benoît XVI a exercé la plénitude de l'autorité, se privant de tous les pouvoirs inhérents à son Office, pour le bien de l'Eglise, sans toutefois abandonner le service de l'Eglise; ce service continue à travers l'exercice de la dimension plus éminemment spirituelle inhérente au munus à lui confié, auquel il n'a pas entendu renoncer.
L'acte suprême d'abnégation de soi pour le bien de l'Eglise constitue en réalité, de la part du Pape émérite, l'acte suprême de pouvoir placé en lui, ainsi que l'ultime acte solennel de son magistère.
Le munus spirituel, pour être pleinement accompli, peut comporter la renonciation à son administration: cette dernière ne détermine en aucune manière la renonciation à la mission inhérente à l'Office, mais en constitue l'accomplissement le plus vrai.
Avec le geste de la renonciation, Benoît a même incarné la forme la plus élevée du pouvoir dans l'Eglise, sur l'exemple de Celui qui, ayant tout le pouvoir dans ses mains, dépose ses vêtements, ne se démettant pas, mais portant à son accomplissement son office au service des hommes, c'est-à-dire notre salut.

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(*) Can. 331 - L'Évêque de l'Église de Rome, en qui demeure la charge que le Seigneur a donnée d'une manière singulière à Pierre, premier des Apôtres, et qui doit être transmise à ses successeurs, est le chef du Collège des Évêques, Vicaire du Christ et Pasteur de l'Église tout entière sur cette terre; c'est pourquoi il possède dans l'Église, en vertu de sa charge, le pouvoir ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel qu'il peut toujours exercer librement.



En mai 2014, presque un an après la parution de l'article, Vittorio Messori, qui venait sans doute d'en prendre connaissance, réagissait à l'étude de Stefano Violi dans un article publié sur Il Corriere della Sera, dont on trouvera également ma traduction complète ici: benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/deux-papes.

En voici les passages les plus significatifs (mais il faudrait là aussi relire le texte entier):


Avec la décision de Benoît XVI se sont ouverts pour l'Eglise des scénarios nouveaux et d'une certaine façon déconcertants. Il est prévisible que les conclusions du professeur Violi susciteront des débat parmi ses collègues, puisque ce canoniste conjecture que l'acte de Ratzinger innove profondément et que les papes vivants sont désormais vraiment deux. Même si l'un d'eux est volontairement «réduit de moitié», pour dire les choses de façon quelque peu «simpliste mais, il me semble, pas fausse.
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On découvre [dans l'essai de Violi] que Benoît XVI n'a pas entendu renoncer au munus Petrinus, à la charge, c'est-à-dire à la tâche que le Christ lui-même attribue au Chef des Apôtres et qui a été transmise à ses successeurs. Le pape a entendu renoncer seulement au ministerium, c'est-à-dire à l'exercice, à l'administration concrète de cet office. Dans la formule utilisée par Benoît, on distingue avant tout entre le munus, l'Office papal, et l'executio, c'est-à-dire l'exercice actif de l'office lui-même.
Mais l'executio est double: il y a l'aspect de gouvernement qui s'exerce agendo et loquendo, en agissant et en enseignant. Mais il y a aussi l'aspect spirituel, non moins important, qui s'exerce orando et patendo, en souffrant et en priant. C'est ce qui serait derrière les mots de Benoît XVI: «Je ne retourne pas à la vie privée ... Je ne porte plus le pouvoir de diriger l'Église, mais pour le bien de l'Eglise et dans le service de la prière, je reste dans l'enclos de Saint-Pierre». Où «enclos» ne doit pas être compris seulement dans le sens d'un lieu géographique pour vivre, mais aussi d'un «lieu» théologique.
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Pour la première fois, alors, l'Église aurait-elle vraiment deux papes, le régnant et l'émérite? Il semble que c'était la volonté de Joseph Ratzinger lui-même, avec ce renoncement au seul service actif qui a été «un acte solennel de son magistère», selon les termes du canoniste.
Si c'est le cas, tant mieux pour l'Eglise : c'est un don qu'il y ait côte à côte, y compris physiquement, celui qui dirige et enseigne et celui qui prie et souffre, pour tout le monde, mais surtout pour soutenir son confrère dans l'office pontifical quotidien.


Je laisse à Vittorio Messori - qui a malgré tout le privilège de connaître personnellement, et bien, Benoît XVI - la responsabilité de sa conclusion (qui date quand même d'il y a deux ans: depuis, beaucoup de choses se sont passées dans l'Eglise, et en particulier les deux Synodes, et lui-même pourrait bien avoir changé d'avis, surtout après sa visite au Pape émérite en octobre dernier), et surtout de son optimisme.

Il n'empêche que les propos de Georg Gänswein tenus samedi dernier à l'Université Ggégorienne lors de la présentation du libre de Roberto Regoli "Oltre la crisi della Chiesa - Il pontificato di Benedetto XVI" semblent lui donner raison (et confirmer le thèse du théologien de Lugano), accréditant l'idées d'une papauté "bicéphale" tout en rejetant pour la forme l'hypothès de "deux papes":


Avant et après sa démission Benoît a entendu et entend sa tâche comme participation à un tel "ministère pétrinien". Il a quitté le trône pontifical et pourtant, avec le pas du 11 Février 2013, il n'a pas abandonné ce ministère. Il a au contraire intégré l'office personnel avec une dimension collégiale et synodale, presque un ministère en commun.
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Depuis l'élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n'y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi - avec un membre actif et un membre contemplatif.



En somme, le mystère, déjà bien épais, s'est encore obscurci avec les déclarations (imprudentes?) du secrétaire.
C'est ce que disait déjà Antonio Socci, répondant dans la foulée à l'article de Messsori dans Il Corriere il y a deux ans (benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/deux-papes-socci-repond-a-messori). Il y réglait en particulier des comptes avec les «gardes suisses» de «Vatican Insider-La Stampa», et le premier d'entre eux Andrea Tornielli (lequel vient d'être bruyamment contredit par le secrétaire du Pape émérite), en particulier sur la ridicule affaire de la lettre que lui aurait envoyée Benoît XVI dont j'ai parlé récemment.
Et voici sa conclusion (qui est auusi la conclusion provisoire qui s'impose après ce dernier épisode en date):


Messori - qui est un initié - ne peut ignorer que cette situation n'a aucun fondement théologique (ni canonique ) .
Par la constitution divine de l'Eglise, en effet, un seul peut être le pape. Et si - comme le dit Messori - Benoît XVI «n'a pas eu l'intention de renoncer au munus pontifical» qui «n'est pas révocable» quelle démission est la sienne?
Messori sait bien que tout son article induit à se poser une question dramatique (qui est le pape?), mais il évite soigneusement de la formuler, laissant le lecteur se la poser. Pourquoi ? Et cet article est-il un signe que, dans la sphère de l'Eglise, beaucoup se la posent?