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ou la terreur stalinienne. Un livre-témoignage vient de sortir en Italie. Traduction complète de l'article paru dans une version tronquée sur l'Osservatore Romano en français, plus quelques compléments. (28/4/2012)

     



Cet article a été publié dans l'OR daté du 26 avril, et repris dans une version résumée et tronquée dans l'édition française du journal (comme c'est malheureusement le cas il me semble systématiquement!!). En particuler, on ne trouve pas l'explication de la photo qui l'illustre.
Il s'agit de la recension d'un livre co-écrit par Lucetta Scaraffia, collaboratrice régulière de l'Osservatore. Le livre aborde d'une façon originale la terreur stalinienne, en rassemblant des photos signalétiques parmi celles des quelques 21 000 "citoyens ordinaires" exécutés entre 1937 et 1938 à Butovo, dans la banlieue sud de Moscou
Dans l'article, elle s'efforce d'aller au-delà des faits (terribles!) pour susciter une réflexion sur la mémoire, et sur le mal.

On ne peut toutefois s'empêcher de trouver un écho dans l'actualité, quand de prétendus "démocrates" et grands "républicains" (ce qui n'est pas une référence, mais mieux que les régimes totalitaires qu'ils n'ont pas abjurés) jettent à la tête de leurs adversaires les accusations de fascisme, voire de nazisme, grands classiques de la rhétorique communiste, en les assaisonnant, pour faire bonne mesure, de l'adjectif "nauséabond". Cela commence à bien faire, et un peu de retenue de leur part s'imposerait, l'inculture crasse n'excusant pas tout.

J'ai donc traduit l'article original de l'OR, et, faisant quelques nécessaires recherches, je suis tombée sur un site italien, "Tutto Storia", qui en dit un peu plus sur le livre, tout en fournissant l'éclairage historique nécessaire. (voir ici: La vie dans un regard (suite) )
A propos: la photo de couverture, issue de l'Association "Memorial International" (1) représente une photo de famille où les images des proscrits (peut-être fusillés) on été gribouillés à l'encre pour les rendre méconnaissables, les "effacer".

Un dernier mot.
Scarafia, qui est professeur, écrit:
Faisant passer depuis des années les examens d'histoire contemporaine à l'Université La Sapienza de Rome, j'ai pu vérifier combien, pour la majorité des étudiants, les deux formes de terreur - celle nazie et celle communiste - ne doivent pas être considérés comme comparables: la pire, bien sûr, et de loin, est considéré comme la terreur nazie, et non pas pour l'unicité de l'Holocauste, mais pour l'unicité de la documentation visuelle....

Il y a sans doute du vrai, là-dedans. Mais ce n'est pas la seule raison: je pense aussi à un ouvrage de Maurice Druon: "La France aux ordres d'un cadavre". Il n'y a pas que la France.

Ces jeunes sont bien les enfants de leur époque, et les fruits (hélas) de la dictature des media.





Les archives de la terreur

27/04/2012
L'Osservatore Romano
(http://www.news.va/it/news/nellarchivio-del-terrore )

Le 26 avril est sorti dans les librairies italiennes le volume "La vie dans un regard. Les victimes de la Grande Terreur stalinienne" qui montre les photos signalétiques de condamnés à mort dans les années de la dictature stalinienne, prises peu de temps avant qu'ils ne soient fusillés. Nous publions de courts extraits des textes écrits par les deux auteurs, et de la conclusion du livre.

* * *

La première fois que j'ai vu les photos publiées ici, c'était à Moscou, au siège du «Memorial» (1) , au retour d'une visite aux fosses de Butovo (2) où les personnes représentés ici avaient été fusillées et enterrées. A cause de cela, j'étais donc prête à en saisir la profonde charge dramatique et pas seulement à en comprendre la valeur de témoignage. Les photos, des copies faites dans les archives de la Loubianka, étaient rangées dans un conteneur d'archives en bois, dont ressortaient ces visages, qui revêtaient de chair et de sang le souvenir des fosses communes que j'avais vues sur les sites des exécutions de masse.

J'ai été immédiatemente frappée par l'extrême diversité avec laquelle chaque personne représentée se comportait face à une situation pour tous identiques: la photographie qui était faite pour les identifier au moment de l'exécution.
Tzvetan Todorov a appelé «l'extrême» et qui, dans ce cas, est le mal qui les condamne à mort. Un mal dont les bourreaux auraient voulu effacer pour toujours les traces dans l'histoire. Les visages des victimes, au contraire, arrivés jusqu'à nous par un concours de circonstances bienvenu, expriment l'étonnement, le chagrin, le désespoir, l'épuisement, l'impuissance, parfois aussi le défi, la haine, avec le regard fixé sur celui qui, à ce moment-là, pour eux représente le mal. Un mal inexplicable, mais inévitable, et justement à cause de cela, absolu.

Sur le mal infligé au XXe siècle il existe une riche documentation photographique, et parfois même filmique: que l'on pense aux photos prises par les Alliés dans les camps de concentration nazis, qui ont fixé cette tragédie à jamais dans notre mémoire, ou des bourreaux eux-mêmes, fiers de témoigner, peut-être devant Hitler, les sévices auxquelles ils soumettaient les prisonniers. Mais il s'agit toujours d'instantanés ou de films, pas de portraits.

Presque inexistantes, en revanche, les photos des camps de concentration soviétiques, où ne sont pas entrés des libérateurs, et donc l'œil extérieur n'a pas enregistré le drame quand il était sur le point de prendre fin. Sur les camps de concentration soviétiques, nous avons en fait un très important témoignage littéraire, mais le fait qu'il n'y ait pas de photos, dans une culture comme la nôtre centrée sur l'image, a contribué à rendre leur réalité moins présente dans notre mémoire collective, et donc à en affaiblir la portée historique: «Un événement devient réel - écrit Susan Sontag - parce qu'il est photographié».

Faisant passer depuis des années les examens d'histoire contemporaine à l'Université La Sapienza de Rome, j'ai pu vérifier combien, pour la majorité des étudiants, les deux formes de terreur - celle nazie et celle communiste - ne doivent pas être considérées comme comparables: la pire, bien sûr, et de loin, est considéré comme la terreur nazie, et non pas pour l'unicité de l'Holocauste, mais pour l'unicité de la documentation visuelle. Regarder les visages représentés dans les pages de ce livre, signifie donc aussi reconnaître, concrètement, les massacres perpétrés par Staline, et accepter d'être impliqué émotionnellement dans ce massacre, comme nous le sommes aussi pour les camps nazis.

Comme l'a écrit un important bureaucrate de l'Etat soviétique qui a dénoncé les horreurs communistes, Alexandre Yakovlev, «Les documents ne subissent jamais aucune destruction, seuls les humains disparaissent. Ce sont ces documents tachés de sang qui s'accumulent sur mon bureau. Ils proviennent des archives du président de la Russie et de ceux de la Loubianka, le siège du KGB. Si seulement ces dossiers pouvaient brûler et ces hommes et ces femmes revivre! Mais ils ne reviendront plus jamais à la vie».

Publier ces portraits ne signifie pas les ramener à la vie, mais au moins les faire entrer dans l'histoire, témoigner une foi dans le pouvoir de guérison de la mémoire, c'est-à-dire croire que la mémoire peut servir de remède pour le mal, non seulement prolonger la mémoire, mais aussi veiller à ce que ces massacres ne se répètent plus.

Beaucoup en effet invoquent la mémoire comme un remède efficace pour nous guérir du mal, mais une telle certitude est fissurée par plus d'un doute.
Le chercheur qui a abordé cette question le plus en profondeur est sans aucun doute Todorov, qui a écrit: «La lutte, aujourd'hui, se passe dans la fidélité à la mémoire, dans notre jugement sur le passé, dans les enseignements que nous en tirons». C'est précisément la raison pour laquelle nous admirons le courage et la ténacité d'une institution consacrée à la mémoire, comme ce Memorial (1), et de nombreux autres groupes et individus, comme Lidija Golovkova, qui ont conservé ces images, en permettant le souvenir. Et nous savons que pour le faire, ils ont dû constamment surmonter la résistance de la société russe contemporaine, où prévaut le refus de se rappeler un passé lourd et encombrant.

Mais, comme Todorov le rappelle à juste titre, la résistance la plus subtile et la plus massive à ce type de mémoire vient en réalité de nous tous, qui nous dépêchons de sortir de ces histoires terribles, avec l'excuse que nous savons déjà exactement ce qui s'est passé.

Regarder dans les yeux les victimes du massacre stalinien nous empêche d'en éloigner loin de nous le lourd héritage: leurs visages nous rappellent qu'ils étaient des êtres humains comme nous avec nos fragilités et nos peurs. Et qu'ils ont été exterminés. En acceptant de les regarder, nous ne pouvons plus nous cacher la portée de la douleur qu'a provoqué le totalitarisme communiste et, plus généralement, nous ne pouvons pas échapper à la réflexion sur le mal au XXe siècle. C'est-à-dire au fait que, même s'il y a toujours eu de la violence et de la douleur, tout porte à croire qu'au vingtième siècle, on a assisté en Europe à une manifestation du mal jamais vue auparavant, et on ne peut être exempté de la recherche des raisons de cette chute .

Nous sommes contraints de continuer à nous interroger sur les raisons qui ont rendu possible l'avènement du mal, parce que seulement en les reconnaissant, nous pouvons espérer que de telles choses n'arriveront plus. Les visages représentés dans ces photographies nous invitent à le faire. Parce que la simple évocation de la mémoire n'est pas suffisant. Elle peut aussi jouer de mauvais tours, elle peut même étouffer la conscience.

Tzvetan Todorov, dans un essai intitulé justement «La mémoire comme remède au mal» , signale combien est en réalité dangereux le consensus total qui accompagne généralement - du moins dans les pays occidentaux - ces évocations.
«Et si la stérilité des appels à la mémoire était due à l'identification constante de «nous» dans des héros ou les victimes, et dans l'éloignement de «nous» des criminels? » écrit-il, convaincu que «la mémoire n'est pas la meilleure arme» parce que «l'impuissance des victimes peut nous conduire aux larmes, mais ne nous apprend pas comment agir».

L'écrivain bulgare nous met à juste titre en garde contre le vain espoir de parvenir à une condition définitivement libre du mal, parce que «la mémoire du passé sera stérile si nous l'utilisons pour élever un mur infranchissable entre le mal et nous, si nous identifions seulement avec les héros irréprochables et les victimes innocentes, rejetant ceux qui ont commis le mal en dehors des frontières de l'humanité».

Puisqu'il n'est pas possible d'éliminer le mal, le seul espoir est de «tenter de le comprendre, le contenir, le contrôler, en reconnaissant qu'il est également présent en nous».

Lucetta Scaraffia

Notes

(1) Fondé de façon informelle en 1987 et officialisé en 1989, dans un contexte de plus grande liberté de parole et de publicité des débats sur l’histoire de l’Union soviétique, une association appelée MEMORIAL s’est créée et qui avait pour but la réhabilitation des victimes du régime stalinien. Son action aboutit à la promulgation en 1991 d’une loi autorisant cette réhabilitation, et donc autorisant la recherche de la vérité historique (voir http://www.egliserusse.eu)

(2) Le Polygone de Boutovo fut de 1937 à 1953 le principal site d'exécutions de masse du NKVD pour la région de Moscou. Il est situé à 25 km au sud de Moscou, dans l'actuel district de Yuzhnoye-Butovo, près du village de Drozhzhino. Au cours de la Grande Terreur, 20 761 personnes y furent exécutées. Parmi elles, un grand nombre de prêtres orthodoxes, dont beaucoup furent ensuite canonisés comme « Néo-Martyrs ». Depuis 1995, le site est devenu la propriété de l'Église orthodoxe russe, qui en a fait un lieu de prière et de commémoration.