Rechercher:

Pages spéciales:

Page d'accueil

Vatileaks

Rencontre des familles

Toscane

Accord avec la FSSPX

Anniversaires

C'est la figurine représentée sur toutes les statuettes de la Vierge de Lourdes, vendues dans les boutiques de souvenirs des lieux de pélerinage, et regardées avec dédain par les intellectuels. Une réflexion de Martin Mosebach sur l'évolution de l'art sacré. Traduction complète de l'article publié sur l'OR (et dont une version malheureusement très tronquée a été publiée sur l'édition française du journal) (8/7/2012)

     



Articles reliés


La plus géniale icône du XXe siècle.
Snobée comme figure kitsch, la madonne de Lourdes est au contraire la plus éloquente des créations artistiques

Pareille à chacun et à personne, comme il sied à la première créature de la nouvelle création
L'OR publie une traduction en italien d'un article de la revue «Vita e Pensiero».
par Martin Mosebach
(Texte en italien: Raffa)
----------------
Ma première madonne de Lourdes, je l'ai vue, enfant, dans la maison d'un viticulteur rhénan. Mes parents goûtaient dans la cuisine le vin avant de l'acheter, tandis que la fille des propriétaires qui avait mon âge, me montrait les chambres à l'étage. La chambre à coucher des parents se présentait dans une immobilité fraîche et festive, les édredons énormes et bien tirés, les oreillers séparés par un mince sillon comme deux grandes oreilles de lapin, tandis que sur la commode, il y avait Elle, dressée comme une princesse de glace dans le froid tout autour, étrangement vivante, avec son visage de poupée délicatement maquillé. Ma mère sourit avec un soupçon d'ironie quand je lui racontai la belle figure qui m'était apparue: c'était une « sainte de commode».

Un peu plus tard, je vis dans un endroit différent une autre madonne de Lourdes, plus grande que celle plutôt petite de la chambre des paysans, presque une pièce d'échecs, mais avec la même inclinaison de la tête, les plis flottants de la robe blanche. J'appris que les madonnes de Lourdes individuelles que je découvrais étaient des émissaires d'une unique grande Madonne qui résidait sur toute la terre. Sa silhouette avait des proportions étranges, les jambes étaient plus longues que la normale, comme dessinées par William Blake ou Henry Fuseli, le buste n'était pas gonflé comme chez les femmes. Le visage était d'une petite fille, avec un front haut et lumineux, les traits réguliers d'un tableau de Raphaël. La ceinture bleue fottait, lègère, les plis de la robe étaient plaqués sur le corps comme par un courant d'air, comme si elle venait à la rencontre, suspendue dans l'air, de ceux qui la regardaient. Et sous l'ourlet de la jupe, je pouvais voir une paire de sandales, une figure qui rappelait les dames de cour japonaises qui cachent leurs pieds et marchent sur le bord du kimono.
Le sourire ironique de ma mère m'avait fait comprendre cela: dans notre milieu parmi les intellectuels, les savants, les experts en art, la madonne de Lourdes n'était pas prise au sérieux. Elle était kitsch.

Et pourtant, considérons ce fait, que tout au long du XXe siècle il n'y a pas eu une création artistique aussi claire, compréhensible, capable de parler au-delà les frontières culturelles, aussi fonctionnelle dans le sens liturgique et identifiable comme catholique que la madonne de Lourdes. Son créateur anonyme a eu le même génie que le dessinateur de Mickey Mouse, ou celui qui a conçu la marque de Coca-Cola. Là où il y a la madonne de Lourdes, il y a l'Église catholique. Face à une telle force intrinsèque, tout jugement esthétique se réduit à une déclaration insignifiante de goût personnel.
Au début du XXe siècle, l'Église latine s'est libérée d'abord lentement, puis de plus en plus vite de la tradition iconographique de l'Eglise ancienne. On s'est habitués à voir cette éloignement comme une grande libération de la prison des prescriptions et des limitations, et on a célébré le développement de l'art religieux comme un progrès.
Au début, il y avait l'icône, qui était soumise à des règles strictes. Elle définissait la représentation des saints avec des règles strictes, les soustrayant à toute interprétation subjective. Elle avait renoncé dans une large mesure à la spatialité et à la plasticité de la peinture hellénistique, et recherchait la bi-dimensionnalité. L'utilisation de la couleur était également définie: les couleurs propres au Christ, à Marie, au monde de l'Ancien Testament et du Nouveau: ce drapé correspondait à quel personnage dans quelle situation, quels seraient les personnages qui l'accompagnent, quels symboles devaient apparaître.
Tout cela échappait à la décision personnelle du peintre, comme la prière qu'il devait réciter en préparant les couleurs. Ces icônes n'étaient pas la pieuse décoration d'une église, mais des signes certains de la présence divine, presque au niveau de la présence de l'hostie consacrée dans le tabernacle. Leur bi-dimensionnalité n'était pas due à une incapacité artistique, mais elle était le signe distinctif du fait que le personnage représenté n'appartenait plus à la sphère de la perception sensorielle, mais à travers cette fenêtre qu'était le cadre de l'icône, apparaissait depuis l'éternité à notre dimension temporelle.

Les artistes deviennent souvent des théologiens inspirés qui fondent leur travail sur les interprétations personnelles des moments de l'histoire du salut. Ils deviennent des conteurs qui ne dédaignent pas l'anecdote. Pour eux, la Bible devient un prétexte pour montrer leur virtuosité et, comme des metteurs en scène, ils arrangent selon la mode du temps, les étapes de la vie de Jésus. Ils subliment ou banalisent la vie des saints, font en sorte qu'elle se déroule sur des scénarios célestes ou triviaux. Et après que tout ait été expérimenté, après l'émancipation du commanditaire ecclésiastique, vient la rupture officielle: l'art occidental se détache de son plus patient et généreux mécène et se consacre à autre chose. Derrièr, reste une Église ébranlée et confuse, qui se voit entraînée à l'improviste par le courant esthétique du moment, et dirigée vers les vestiges de l'artisanat artistique, pâles reflets de la mode.

Que la fin de la voie occidentale de l'art religieux soit déjà arrivée, que la libération de l'art ecclésial et sa reddition à l'individualisme et au subjectivisme ait finalement mené à la rupture de la relation entre l'Église et l'art, après plus de cent ans de développements ultérieurs, ne semble pas encore été compris aux niveaux supérieurs de la hiérarchie, mais est clair depuis un certain temps au peuple chrétien.

Pendant ce temps, sans slogans ni mots d'ordre, a eu lieu un tournant dans le culte des images, qui pourrait être appelé «ré-iconisation». Le peuple catholique multi-ethnique s'est tourné vers des images sacrées qui ne sont pas des oeuvres d'art et ne veulent même pas d'être.
Les orthodoxes ne seraient probablement pas d'accord pour appeler la madonne de Lourdes une icône, ils s'y opposeraient déjà par le fait qu'il s'agit d'une statue, parce que l'orthodoxie interprète l'interdiction des images dans l'Ancien Testament comme interdiction des simulacres, les représentations plastiques des divinités. Mais dans un sens non technique, on peut appeler la madonne de Lourdes une icône, icône de l'occident créée par une main anonyme, étrangère à l'individualisme et au subjectivisme par le fait qu'elle est un article de masse. Une icône éloignée de la grande tradition européenne de l'art comme elle est éloignée de l'art du XXe siècle.

La madonne de Lourdes satisfait sous deux aspects aux exigences les plus hautes qui sont requises d'une icône. Le principe de l'immuabilité qui caractérise l'icône ne provient pas d'une attitude orientale, d'une rigidité de style égyptien, mais est lié à la genèse de la peinture chrétienne. A la naissance de la peinture et du culte chrétien des images, s'opposait un obstacle que nous avons déjà mentionné: l'interdiction iconographique de l'Ancien Testament, exprimé dans le deuxième commandement. Ce n'était pas simplement une règle du culte, liée à son temps, mais c'était un commandement de Dieu. Pour les premiers chrétiens, qui venaient en partie non négligeable du judaïsme, ce commandement avait une évidence encore plus grande dans la mesure où la religion des païens, dans la richesse de ses splendides statues de divinités, était une religion d'images. Le christianisme aussi serait devenu une religion d'images, mais il avait besoin d'une permission qui ne pouvait venir des hommes: Dieu lui-même devait supprimer l'interdiction des représentations. Et il l'a fait. Le premier à le déclarer fut Paul quand il appela Jésus «image de Dieu».

Le Dieu fait homme avait permis à l'homme de s'emparer de sa figure. Pourtant, la crainte sacrée de peindre l'homme Jésus aurait été insurmontable s'il n'y avait eu une image de Jésus, non créée par les mains de l'homme, restée comme un témoignage du passage terrestre du Sauveur. C'est ce que Goethe dans le «Divan oriental-occidental» appelle «la toile des toiles», «sur laquelle est imprimée l'image du Seigneur». Ce portrait énigmatique, réalisé sur une toile de lin sans pinceau ni couleurs, de manière non-artistique, est à l'origine de toute la peinture chrétienne. Et «la toile des toiles» est à l'origine de la représentation du Christ, qui a été maintenue de façon constante depuis des siècles, jusqu'à ce que Michel-Ange s'en libère par un acte violent. C'est la raison qui est à la base de la création tellement réglementée des icônes: il s'agit d'un portrait donné par Dieu, qui oserait y toucher?
N'est-il pas surprenant quela Madonne de Lourdes, un produit industriel, corresponde à cette vision fondatrice de l'iconographie chrétienne? Et cela n'est pas dû à la créativité d'un artiste, mais à la vision d'une sainte, qui a décrit comment, dans une grotte, une «dame blanche» est venue à sa rencontre pour se présenter, dans le dialecte des Pyrénées, comme «l'Immaculée Conception»: non celle qui a été conçue sans péché, mais un concept abstrait dans une figure humaine, l'incarnation d'une parole.
Par la suite, un ou plusieurs modeleurs d'une fabrique d'objets de dévotion, dont sans doute plus personne ne retrouverait le nom, écoutant le récit de la bergère, ont produit une statue; véritable icône, véritable image de l'apparition, qui depuis lors est passé d'innombrables fois sur la chaîne (de fabrication). Authentique achiropite (du grec acheiropoiétès: "non fait de main d'homme"), avec ses traits non personnalisés, comme une poupée, pareille à chacun et à personne, comme il sied à la première créature de la nouvelle création, à la parfaite nouvelle Eve. Qui peut prétendre que nous méritons plus?

(© L'Osservatore Romano 7 Juillet 2012)