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"Vous autres, journalistes, et moi-même, le Diable, ne faisons-nous pas le même métier ?"
Merci au site Itinerarium de nous remettre en mémoire ce texte génial d'André Frossard, datant de 1978 (13/5/2012)

     



La façon dont se sont comportés les journalistes, lors de la dernière campagne électorale est un légitime sujet de scandale (cf. Soleil noir), et de nombreux sites ont manifesté avec talent leur indignation.
Mais il n'y a rien de nouveau sous le soleil, comme en témoigne ce génial texte d'André Frossard, issu du livre Les 36 preuves de l'existence du diable [1], datant de 1978, que je sais gré au site Itinerarium de me remettre en mémoire.
Il s'agit d'une lettre du diable à un journaliste.

Le ton rappelle CS Lewis, et sa "tactique du diable" (cf. benoit-et-moi.fr/2011-III/ ).

Lettre du diable à un journaliste


Genève, 1er janvier
Cher monsieur,

Ce vocatif cordial vous donnera peut-être le frisson, quand vous verrez qui signe cette lettre ; mais, que voulez-vous, la sympathie ne se commande pas et d'ailleurs vous autres, journalistes, et moi-même, le Diable, ne faisons-nous pas le même métier ?
Ne composez-vous pas chaque jour avec ces «nouvelles» qui ne sont pas si nouvelles, et ces «faits divers», qui ne sont pas tellement divers, une tapisserie fragile et illusoire que vous proposez à vos contemporains comme une image de la vie, et qui n'est jamais que la projection typographique et illustée de vos hallucinations, préjugés, partis pris et modestes iumières personnelies ?
Dans la meilleure hypothèse, un journal est une oeuvre d'art comme les autres : la combinaison d'un choix et d'une mise en scène. Vous imprimez pour impressionner. Vous emprisonnez votre lecteur dans la toile de vos artifices, pour lui tirer l'oeil vers la conclusion qui vous plaît : je ne fais pas autre chose, à cela près que je le fais mieux que vous ; je me demande seulement pourquoi l'on dénonce la « tentation » chez moi quand on révère l' « information » chez vous. Sans doute est-ce un effet de l'injuste réputation que m'ont faite autrefois vos prêtres, effrayés de constater que l'on commençait à croire en moi plus encore qu'en l'Autre (vous voyez qui je veux dire).
Vous aussi, vous tentez. Vous songez si peu à informer que vous faites tous le même journal. Sur vos trois chaînes de télévision, les journaux ne sont que des versions lumineuses du "Monde" (ndlr: il faut préciser pour d'éventuels lecteurs étrangers qu'il s'agit du quotidien). Ils produisent les images, il fournit le texte, le ton, l'analyse et la réflexion. Les événements sont présentés dans l'ordre d'importance qu'il a choisi, souvent avec les mêmes mots. Faute de disposer de l'édition du jour, qui paraît vers trois heures, le journal télévisé de midi reproduit les journaux du matin, qui s'inspirent du "Monde" de la veille, qui se recopie lui-même depuis sa fondation.
Ne me dites pas que cetre belle uniformité est la preuve qu'il existe une vérité des événements dont l'évidence s'impose à tous. Si c'était le cas, vous ne la ressentiriez pas tous de la même fagon pour en rendre compte dans les mêmes termes.
En fait, vous essayez tous de refaire le premier numéro du "Monde", et c'est dans la mesure où vous n'y réussissez pas - lui non plus, du reste - que vous éprouvez la sensation de la nouveauté.

* * *

Cela dit, il n'est pas dans mes habitudes d'écrire aux journalistes, qui remplissent fort convenablement leur tâche en cultivant de leur mieux les vertus que je me suis toujours efforcé de faire prévaloir : le doute, l'envie, le mépris et, quant aux meilleurs d'entre vous, la haine.
Mais il se trouve que les affaires des hommes ayant pris enfin un tour qui m'agrée, et le monde se conduisant de telle manière que mes petites interventions deviennent de moins en moins nécessaires, je dispose de vastes loisirs que je passe comme à l'ordinaire à Genève, où j'ai un pied-à-terre.
J'aime cette ville aux tempes argentées, son jet d'eau qui ne baptise personne, le claquement souterrain de ses mandibules bancaires, le fin murmure de ses quartz horlogers, qui font entendre aux oreilles d'ailleurs inattentives l'imperceptible gémissement du temps réduit à l'aveu chiffré de sa lenteur et de sa vanité. Je déteste le temps, et je suis bien aise de le voir prisonnier. J'aime par-dessus tout le Mur de la Réformation, ce superbe appareil de pierre nue dressé non loin de la cathédrale en mon honneur, puisque son inscription me cite deux fois en trois mots : "Post tenebras lux", après les ténèbres, la lumière. Ne me dit-on pas Prince des ténèbres, et ne suis-je pas Lucifer, le « porte-lumière », pour l'état civil angélique ?
C'est d'ailleurs le seul monument que les hommes aient élevé à ma gloire, à moi qui leur ai tout appris de ce qui les intéresse, la guerre, la luxure, le mensonge, et le reste. Alors que toutes les villes de France, pour ne parler que de votre agréable pays, ont dédié un boulevard à Émile Zola ou à Gambetta, dont tout au plus l'on peut dire qu'ils ne furent pas de mauvais diables, c'est en vain que vous chercheriez sur la terre une avenue Satan, une place Méphistophélès, la moindre rue, venelle, impasse ou boyau marquant la reconnaissance qui m'est due pour tant de bienfaits et d'excellents conseils que j'ai rarement eu à vous répéter. Sans le beau parapet de Genève, que j'ai plaisir à traverser de part en part plusieurs fois par jour - c'est mon mur du son - je n'aurais pas, moi non plus, « une pierre où poser ma tête ». Je rends grâce aux Genevois, bien qu'ils ne l'aient pas fait exprès.
C'est de là que je vous écris, et puisque vous me demandez pourquoi je vous accorde cette faveur, je vous dirai que le moment me paraît venu de rectifier certaines erreurs qui ne courent que depuis trop longtemps sur mon compte, et qui retiennent encore le monde sur la pente du salut.
Le toupet paradisiaque de quelques-uns de vos écrits me donne à penser que vous êtes homme à m'aider dans cette tâche. Permettez moi de me dire, dans cet esprit, essentiellement mien, et accessoirement vôtre,

Le Diable

P.S. En ce 1er janvier, vous comprendrez que je ne sacrifie pas à la coutume ridicule des souhaits de nouvel an. Former un voeu est attendre quelque chose de la vie, du hasard ou de quelqu'un; or la vie ne fait pas de cadeaux un jour qu'elle ne les reprenne le lendemain, le hasard n'existe pas, et je n'attends rien que de moi-même, ce en quoi je ne saurais trop vous conseiller de m'imiter.

Note

Les 36 preuves de l'existence du diable
Présentation de l'éditeur

Non, l'auteur n'a pas rencontré le diable (ndlr: André Frossard a écrit un ouvrage intitulé "Dieu existe, je l'ai rencontré"), et il s'en félicite. Il s'est posé cette simple question : " Et si, suivant la troublante expression de l'Ecriture, le diable était effectivement " Le prince de ce monde ", que se passerait-il ? "
La réponse est inquiétante : si notre monde était gouverné par le diable, il ne se conduirait pas autrement qu'il ne le fait. Toutes nos activités, dans tous les domaines, portent sa marque, ou s'inspirent de l'exemple qu'il nous a donné en niant l'amour pour s'abîmer dans la contemplation de soi-même. Comme le diable nous le dit lui-même dans l'une de ses 36 lettres (sur la politique, la religion, l'histoire, le théâtre, le cinéma, la peinture et le reste) qui sont autant de preuves de son existence, il n'y a plus besoin de recourir aux procédés périmés de la possession : " Vous vous posséderez vous-mêmes ", affirme-t-il.
Serions-nous " diabolisés " à ce point ? Ou bien nous diabolisons-nous peu à peu par nos propres moyens, et sans trop nous en rendre compte ? Le lecteur décidera, à l'issue de ce divertissement qui finit en avertissement.