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Les commentaires des auteurs du livre. 28/4/2012

-> Voir ici: La vie dans un regard

     



Du site http://www.tuttostoria.net
Ma traduction:

1. La «neo-histoire» inventée par Orwell était une pratique courante en Union soviétique: on le voit dans les personnages effacés, ostracisés, dans les livres retirés des bibliothèques, dans les oeuvres censurées, dans les photographies officielles retouchées, et même - et ceci est un corollaire douloureux dans sa puérilité tragique - dans le geste de celui qui a effacé à l'encre les visages des proscrits dans les photos de famille. Le refoulement était peut-être la forme la plus commune de la falsification de la mémoire collective dans la période soviétique: il y avait le refoulement officiel et il avait le refoulement privé de la part des citoyens qui consentaient à annuler leurs propres expériences, leurs liens, leurs souvenirs.
Marta Dell’Asta

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2. Les photographies de ce livre sont le témoignage d'un échange de regards entre deux êtres que le totalitarisme veut dépersonnaliser. Mais si ce processus de dépersonnalisation a peut-être réussi, pour les collaborateurs de la police politique, il n'a pas réussi avec leurs victimes. Nous le révélent leurs yeux, leur façon d'être devant l'appareil photo, les façons différentes avec lesquelles elles ont affronté le mal. Chaque personne photographiée a maintenu sa dignité, et dans un certain sens, dans ce dernier regard, raconté toute son histoire. Une histoire pleine de douleur, mais aussi l'histoire d'un être humain, et non pas d'un numéro, d'un «ennemi».
Lucetta Scaraffia

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3. Les photos contenues dans ce livre sont des clichés signalétiques de condamnés à mort. Dans les années de la Grande Terreur stalinienne, des milliers de simples citoyens - des enseignants, des femmes au foyer, les travailleurs, des prêtres - ont été arrêtés et accusés des crimes les plus improbables: espionnage, terrorisme, complots anti-révolutionnaires. Et dans l'espace de quelques jours, sans procès, fusillés.
Beaucoup d'entre eux ont été enterrés dans des fosses communes à Butovo, dans la banlieue sud de Moscou, mais aucun document n'en donne la nouvelle: ni les ordres d'exécution, ni les Actes des exécutions. Au fil du temps, les traces de Butovo ont disparu, et les auteurs des exécutions sont morts, emportant avec eux leur secret. Des victimes aussi, on a perdu les traces, de leurs noms comme de leurs visages. Pendant des décennies, les parents ont reçu des faux certificats de décès qui parlaient de camps de concentration et de mort d'une pneumonie ou d'un arrêt cardiaque.
Ce n'est qu'après la chute du régime, et au terme de recherches obstinées, qu'il a été possible de reconstituer ce lieu de mort, les dossiers judiciaires , les clichés anthropométriques. Aujourd'hui, nous savons qu'entre Août 1937 et Octobre 1938 à Butovo ont été exécutés et enterrés 20 765 innocents.
Les photographies rassemblées dans le livres ont été faites peu de temps avant l'exécution, et c'est la dernière image de ces personnes. Dans leurs yeux, se condensent beaucoup de sentiments, presque un cri inarticulé. Nous voyons les visages d'hommes et de femmes bouleversés par la catastrophe soudaine, brisés par l'énormité des charges, terrassés par l'incertitude et la peur de la mort. A côté de l'étonnement et du malaise, cependant, il y a parfois des visages lumineux, en paix.
C'est le mystère incommensurable de l'homme qui nous regarde à partir de ces images, un mystère qui fait ressortir par contraste l'obscénité de l'arbitraire qui a tenté de l'écraser.
Il faut les regarder avec respect, parce que dans ces yeux, il y a toute la vie.

Grâce aux circulaires de service ou aux dépositions des tchékistes, à leur tour arrêtés et jugés, nous avons pu reconstituer dans les lignes générales la technique des exécutions. Souvent, les personnes condamnées à mort étaient photographiées de face et de profil le jour même, puis, quelques heures ou quelques jours plus tard, envoyé à Butovo. Le groupe des prisonniers (appelé, dans des documents, «contingent») ne savait pas où ils allaient au moment du départ, ceci parce qu'on craignait que quelqu'un tente un acte désespéré de rébellion. Les prisonniers étaient embarqués dans des fourgons cellulaires, qui pouvaient contenir jusqu'à 50 personnes, et arrivait au polygone de tir de préférence à une ou deux heures du matin.
Au début, les habitants des environs considéraient les tirs comme normaux, pour un polygone; mais il ne tarda pas à se répandre de terribles soupçons, alimentés par plusieurs épisodes inexpliqués comme les fourgons que de nuit, des gens qui rentraient chez voyaient entrer dans le polygone à deux, trois et parfois même à dix. Et puis, du côté de la forêt, on avait entendu des hurlements lointains... Les habitants étaient saisis d'une telle peur qu'ils n'osaient pas commenter ces faits, même entre amis, ou en famille, et aux enfants qui allaient à l'école, ils ordonnaient de faire un grand détour pour éviter d'aller près du polygone, parce que c'était «un mauvais endroit».
Aujourd'hui encore, ces souvenirs sont racontés à voix basse. ..

Une fois là-bas, on faisait descendre les prisonniers près de deux bâtiments: une maison de pierre et un long hangar en bois; ils étaient conduits dans le hangar comme s'il s'agissait d'un contrôle sanitaire ordinaire. Ce n'est que peu avant l'exécution que la sentence de mort était lue, et vérifiée l'identité de chacun. Tandis que se déroulait la longue procédure de l'appel et du contrôle des photos (une procédure qui durait plusieurs heures), l'équipe de bourreaux s'enfermait dans le bâtiment de pierre. Malgré toutes ces longueurs, la machine de terreur fonctionnait de manière approximative, et le soin qui y était mis était tout à fait formel: il arrivait que quelqu'un soit fusillé à la place d'un autre. Un cas venu à la lumière à travers les procès-verbaux d'enquête est celui de Sergey Ilin, le frère cadet d'Alexandre, un prêtre orthodoxe connu dans tout Moscou. Arrêté par erreur à la place de son frère, Sergei n'a jamais révélé son identité, les enquêteurs ne se sont aperçus de rien, et il a a été fusillé le 5 novembre 1937. Une fois terminé les préliminaires, les gardes commençaient à prélever les prisonniers un par un et l' «équipe d'exécution» entrait en action. Il s'agissait généralement de quatre officiers, pour la plupart pas très jeunes, d'instruction primaire, nécessairement membres du parti, qui dans la documentation des années 30-40 étaient définis comme «agents pour les affectations spéciales». Ce n'est que les jours avec un plus grand nombre d'exécutions que d'autres officiers se joignaient à l'équipe; selon le témoignage d'un ancien chauffeur du NKVD, pour Moscou et la région, ces bourreaux étaient une douzaine et ils se déplaçaient à l'endroit où on avait besoin de leur intervention. A la fin de 1937, ils furent décorés en reconnaissance de leur travail.
Lidija Golovkova

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Quand nous parlons de photographie signalétique comme de quelque chose de très spécial, c'est parce que nous avons présent le contexte historique, politique, culturel et environnemental dans lequel ce type de document a planté ses racines. La photographie signalétique n'aurait pas connu la fortune qu'on lui reconnaît sans le support de l'État totalitaire, ou de son idée comme État judiciaire et de police, État qui, pour atteindre le contrôle de la population a besoin d'enregistrer les données des citoyens qui le composent. Et quelle donnée est plus adaptée à cet objectif que le portrait du visage à partir de la photographie signalétique?
Oddone Camerana

Les auteurs
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Marta Dell’Asta (née en 1953 ) possède un diplôme en langue et littérature russes à l'Université catholique de Milan. Journaliste, rédactrice en chef de la revue La nouvelle Europe et chercheur à la Fondation de la Russie chrétienne. Elle a travaillé sur l'histoire de l'Eglise et la dissidence en Union soviétique. Elle est l'auteur d'une biographie du jésuite Pietro Leoni et d'une histoire de la dissidence, Una via per incominciare .

Lucetta Scaraffia (née 1948) enseigne l'histoire contemporaine à l'Université de Rome "La Sapienza". Elle s'occupe surtout de l'histoire des femmes et de l'histoire du christianisme, avec une attention particulière à la religiosité des femmes. Elle collabore à l'Osservatore Romano , et à Il Foglio, et à divers magazines.